Par Mathilde Malenfant 09/03/2024
Présentation orale de la première Rencontre autour de la création du comité lyonnais de l’Appel des appels
Partons du principe que les bilans de l’école, de la santé, de la justice, de la culture, de l’information… sont cohérents entre eux : il y a un manque de moyens, un manque de personnel, des programmes ou protocoles qui ne correspondent pas à la réalité du terrain, un manque de temps et souvent beaucoup trop de pression.
En tout cas un mal-être croissant des professionnels comme des usagers, et donc, il y a quelque chose qui cloche. Dans tous les métiers c’est la course, le surcroît de travail, la multiplication des formes d’évaluation. Ça ne laisse pas de temps pour penser un autre fonctionnement. Beaucoup de personnes se plaignent et se battent soit individuellement soit en collectif. Il y a des manifestations de plus en plus violentes et qui sont réprimées de plus en plus violemment. Nous sommes habitués à l’idée qu’il faut se battre contre. Mais contre quoi ? Ou contre qui ?
On se retrouve à se battre contre l’autorité, le gouvernement, la hiérarchie, donc souvent contre des personnes qui, à priori, sont prises dans le même tumulte que nous. On se bat aussi contre des concepts : contre des réformes, des protocoles, contre l’exclusion, le racisme… ça fait beaucoup de batailles, de déceptions et de fatigue. Donc de personnes qui abandonnent, le plus souvent par manque de relais. Et il y a ceux qui tiennent mais ils en payent le prix. On est habitués à l’idée que pour faire « avancer les choses » il faut se battre contre, avec tous les risques que ça comporte, souvent parce qu’on a pas le temps de penser, d’imaginer et donc de formuler « je me bats pour ». Se battre pour c’est avoir eu la disponibilité d’esprit de se dire : « ça peut être autrement » ou « la critique est légitime ». La plupart du temps, face même à quelque chose de grave on entend « oui mais c’est comme ça », « on ne peut rien y faire » ou « on n’a pas le choix ». Et il y a l’étape intermédiaire du « mais qu’est-ce qu’on pourrait bien y faire ? » donc une demande de prise en charge par l’autre qui se retrouve bien impuissant aussi quand il est tout seul.
Je reviens à cette habitude de se battre contre. Il n’y a qu’à parler avec un enseignant pour comprendre qu’ils sont submergés de ce qu’on peut qualifier réellement « d’attaques » contre leur profession à coup de réformes qui prennent la direction générale d’une école à plusieurs vitesses et qui détermine, dès la petite enfance maintenant, grâce à la multiplication des évaluations, qui a ou n’a pas une compétence ou une capacité. Ce qui à terme mène l’enfant à devoir se conformer à ce que les experts en neurosciences de l’éducation nationale attendent de lui ou à laisser tomber l’apprentissage de savoirs. Donc à lui faire penser que c’est sa faute si il n’a pas accès à l’apprentissage indispensable à l’exercice de ses droits et devoirs humains fondamentaux. On attendra de lui qu’il soit simplement un citoyen docile et productif. Et il existe un tas de pathologies qui expliqueront son mal-être et de médicaments pour réguler ses humeurs. On se bat donc, en tant que professionnel de l’éducation ou en tant que parent contre ces réformes. Mais les plus grandes victoires sociales, dans le sens du bien commun à tous dans la société, ont été remportées quand on s’est battus pour la liberté, pour le droit de vote des femmes, pour l’école gratuite et obligatoire, pour l’accès à la santé gratuite avec la sécurité sociale, etc…
À chaque fois, c’est parce qu’une bande de personnes s’est penchée sur le sujet pour rêver, pour utopiser la possibilité que ça existe alors même que la société dans laquelle ils évoluaient ne laissait pas penser cette possibilité. Il y a eu des élans mis en communs pour penser une organisation viable de ce nouveau droit qui était impensable jusque là dans la société qui les entourait. Évidemment ça prend du temps, de l’énergie et il y a des risques. Ces avancées sociales se sont souvent accompagnées de violence parce que la peur, l’habitude d’obéir et le manque de temps pour rêver fait que le peuple s’oppose au peuple. Et ça, ça enraille les avancées sociales bien plus que les décisions d’un gouvernement ou de quelques possédants jaloux de leurs privilèges. Parce que si le grand nombre s’oppose à eux, ils ne peuvent pas imposer quoi que ce soit.
Nous, on sait tout ça, nous avons tous ces héritages, cette histoire des acquis sociaux, nous avons étudié avec les mots « liberté égalité fraternité » sur le fronton de nos écoles. Pourtant qu’est ce qui fait que ce « j’ai pas le choix » est toujours aussi à la mode ? Il y a une grande différence avec les temps passés : Dès la petite enfance, de partout, à l’école, au travail, sur les réseaux sociaux, on nous attribue une valeur en nous évaluant. Et on nous demande à nous d’évaluer nos élèves, nos collègues, nos sorties au restaurant, au concert, nos déplacements en covoiturage, même notre passage aux toilettes de l’aéroport. On oublie, on nous fait oublier, que la valeur d’un homme, c’est-à-dire ce qui lui donne des droits et des devoirs, c’est la même que celle de tous les autres. C’est tellement insidieux qu’on croit œuvrer pour le bien commun en donnant une note alors qu’on est en train de se faire réquisitionner notre temps, celui qui devrait être consacré à acquérir les connaissances nécessaires à se faire un avis sur les choses importantes. On finit par penser réellement que si on évalue l’autre c’est qu’on nous demande notre avis. Résultat, quand on ne nous demande pas notre avis, c’est qu’il ne nous appartient pas de le donner. Sur ça, on considère qu’on a pas le choix. C’est vicieux mais c’est ce qu’il se passe. Il ne faut pas oublier également que le fonctionnement de notre démocratie sous-entend que l’avis de chaque citoyen a la même valeur. Donc si l’éducation ne permet plus aux jeunes d’investir leur rôle de citoyen par manque de temps et de connaissances, on se débarrasse de toute une classe sociale qui décide d’elle même de ne pas participer au débat démocratique. Ça règle pas mal de problèmes.
A partir de là, quel est l’outil, ou les outils, qui permettraient de rendre à chaque personne sa valeur démocratique ? Son droit et son devoir d’expression? Beaucoup de personnes se sont posées sur cette question et la réponse est toujours la même : c’est le temps et le langage. La récupération du temps pour apprendre et pour penser et la récupération du langage pour pouvoir exprimer cette pensée au sein d’un débat public.
Maintenant rentrons dans le vif du sujet : par quoi ou par qui sont confisqués le temps et le langage ? D’abord par la conviction de chacun qu’il faut être avant tout efficace et productif. Et autonome ! Ensuite par une direction générale donnée par des gouvernements successifs et relayée par beaucoup, qui multiplie les tâches, les réceptacles et les Hashtags. C’est-à-dire que pour être valorisé (avoir une bonne valeur) il faut assurer sur tous les fronts malgré la multiplication des tâches, tout en se conformant à des directives qui souvent mettent à mal notre morale personnelle, l’éthique de nos métiers. Pour les réceptacles, c’est que si nous avons une baisse de moral nous avons des réceptacles partout : mille explications plus ou moins pathologisantes sont à notre disposition qui nous ouvrent mille solutions de développement personnel (surtout pas collectif) ou de formation payante autour du bien être. Et pour les Hashtags, c’est comment donner un tel impact à un mot, avec des implicites bien définis, que si on l’emploie on fait forcément référence à toute une idéologie. Il y a de moins en moins de mots qu’on s’autorise à utiliser pour exprimer notre pensée au sein d’une phrase que nous construisons, au risque de nous voir mis au banc immédiatement.
Nous voyons même émerger une façon de communiquer qui est truffée, non pas de citations pour se servir de la pensée d’un autre, mais de jingles, de phrases toutes faites, de mots clés qui sont en fait des prêts-à-penser. Ils sont déjà investis de sens, plus besoin d’aller penser ce sens, de le débattre, et impossible de le remettre en question.
Si vous êtes ici aujourd’hui c’est que vous savez déjà tout cela. C’est que le lien, la mise en commun des actions et des moyens, ça vous parle et que vous venez à cette rencontre dans le but de voir comment on pourrait s’y prendre ensemble. Alors tout ce que je viens de dire, c’est ce qu’il faut arriver à véhiculer au plus grand nombre pour que le peuple ne s’oppose plus à lui même sur ordre de quelques allumés de la productivité et de la compétitivité.
La première solution c’est d’être en lien avec assez de personnes pour se sentir légitime d’agir chacun en cohérence avec notre morale dans nos milieux respectifs. La seconde c’est de se servir de ce lien pour que la conscience collective se réveille face à la destruction de la démocratie, pour que des actions citoyennes et des lois protègent nos métiers et nos droits humains fondamentaux :
La liberté d’action,
l’égalité devant la loi, le soin et l’éducation
et la fraternité avec l’autre dont dépend fondamentalement notre survie.